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24.06.2011

MICASCHISTE

Le Micaschiste, c'est vingt et quelques années d'amour avec une roche improbable et fastueuse, caractérielle et totalement impropre à la sculpture...

Cette histoire d'amour n'est pas encore terminée...


...Extraits de SCULPTER

 MICASCHISTE 1

Alors, la Terre était jeune.28072010848.jpg

Granite. Montagne acérée sans fin de granite. Mouvements tectoniques. Fissures. D’énormes blocs s’affaissent. Gravitation.

Temps.

Les blocs s’éclatent en rochers, qui s’effondrent. Vent, soleil, pluie, gel, gravitation. Les rochers se cassent en pierres, qui s’écroulent. Flux et reflux. Les pierres deviennent galets. Ressac, déferlantes. Les galets deviennent sable. Ne peuvent pas tomber plus bas.

Éternités.

Les sédiments colonisent. Recouvrent. Enfouissent. Peuvent tomber encore plus bas. Chaleur magmatique, comme au tout début du monde. Pression. Compressions, pliures, cassures, chevauchements.

A nouveau redeviennent roche, comme au temps de la jeunesse inaltérable. Micaschiste. Mouvements telluriques. Et le micaschiste ressurgit. Des profondeurs.

Maintenant, avoir à faire aux vents, aux pluies, au soleil, au gel, aux déferlantes, au ressac. Aux hommes.

Surtout au sculpteur.

 

 

MICASCHISTE 2

Le micaschiste sur une grève de Bretagne. Rencontré micaschistepar hasard, comme on dit. Je cherchais des galets. Certains étaient exceptionnellement beaux. Cristaux noirs qui brillaient à la lumière. Le noir avait donc là de l’éclat ! parmi des cristaux blancs, les granulosités beiges, rousses, grises. D’où provenaient-ils?

Je finis par trouver un mince gisement : affleurements ressortant ça et là du sable, sur une bande très étroite, sortant d’une petite falaise et allant se suicider lentement dans l’océan aux vagues de cristal. Ultimes restes d’une forteresse naturelle qui se croyait imprenable. Faite de courbes aplaties comme des formes de vieilles belles femmes. De couches bousculées et solidaires, de mouvements internes torturés et extatiques. Et, autour, de gros galets arrondis et aplatis, que l’océan était enfin parvenu à lui arracher, tels des défenseurs à l’agonie.

Le sable qui l’enserre a les mêmes cristaux et grains noirs, blancs, beiges, roux, gris. Et bientôt l’océan aura raison de l’ultime bastion et le gisement sera complètement réduit par les hordes des déferlantes, en galets, et en sable, et il n’y aura plus le micaschiste. Sable, cimetière du micaschiste.

Gisement éphémère sur la grève sauvage de Bretagne. Derrière, les vagues fracassent en gerbes d’écume. Au-dessus le vent siffle. La pluie rôde. Éphémère.

C’est là que je prélève quelques galets défaits. Rescapés ?

Bientôt l’épreuve du burin et de la massette. Nouvelle torture. La vie minérale n’est pas aussi facile qu’on l’imagine.

 

 

MICASCHISTE 3

Face à face.SNC15407.JPG

Un morceau de rocher arrondi par le flux et le reflux qui n’a jamais rien demandé à personne, qui se  retrouve, même pas étonné, dans une cuisine parisienne - on a l’atelier qu’on peut. Et un humain, prolongé par un marteau de minéralogiste à nez fin, instruments de première attaque ; humain qui dit de lui-même en toute simplicité « sculpteur ». Duel.

Le galet de micaschiste a pour lui ses quelques dizaines de kilogrammes, sa résistance passive, sa dureté décourageante, sa cassabilité imprévisible, telle une queue de lézard, et en dernier recours ses éclats qui vont chercher les yeux.

L’humain a pour lui - outre ses instruments d’acier trempé - son idée fixe perverse, son acharnement décervelé, qui exigent fourbement d’imprimer à la matière noble son bon désir louche, à coups redoublés, bas et traîtres.

Celui qui n’a  jamais rien demandé à personne se retrouve là, malgré sa masse qui aurait pourtant dû être dissuasive, parce que ses cristaux noirs sont scintillants, parce qu’ils dessinent sur sa surface des mouvements incurvés et déliés, comme s’ils dansaient statiques, et que l’autre, le fou saccageur, croit y voir des chevelures, des tourments, des délices, des délires minéraux. Il n’est donc pas sur ce carrelage de cuisine par hasard. Sélectionné. Destin arrêté.

Celui qui est armé d’acier trempé sait exactement ce qu’il veut obtenir de l’autre, avec cette large marge d’incertitude néanmoins, propre à la place laissée à une part de hasard. L’observation a été longue. Les décisions ont été mûrement définies. Les plans ont été patiemment échafaudés. Les attaques ont été délectablement ressassées. Le sort en est jeté. Dés pipés. Les jeux sont faits à l’avance. L’inexorable. Apparemment. Quoique. Face à face.  C’est parti.

Au premier coup porté, l’un et l’autre savent à qui ils ont à faire. L’armé sait maintenant si le micaschiste est très dur et difficile, et par conséquent l’ouvrage long et éreintant, ou s’il est stratifié et cassable, et par conséquent l’ouvrage ludique et périlleux, ou s’il est friable et fragile, et par conséquent l’ouvrage  inespéré ou impossible. Car le micaschiste peut être tout cela. Et parfois il peut réunir ces trois états en une seule pierre. Ce qui ne simplifie pas les choses. Micaschiste impropre à la sculpture. Et le combat continue.tête-limande.jpg

Il arrive que le micaschiste gagne. Plus ou moins rapidement. Plus ou moins souvent. La pierre se fend en deux. Plus possible d’en rien faire. Vite réglé alors. Mais parfois la pierre se fend en deux non pas au début, mais alors que la sculpture est quasi terminée ! C’est arrivé plusieurs fois. La pierre a finalement gagné, et laisse l’adversaire littéralement effondré. On dirait que la pierre et le sculpteur sont dans le même état : cassés. Évidemment, dans ce cas, à chaque fois, il se serait agi de la plus belle de toutes les sculptures jamais réalisées par cet artiste maudit ! Forcément ! Étant presque achevée, elle avait presque atteint la dimension de perfection dont se pense capable son auteur ; mais, n’étant pas totalement achevée, elle portait virtuellement cette perfection absolue, propre non pas à la réalité, mais à l’imaginaire, que lui superposait le regard du sculpteur, qui visualisait son état d’aboutissement idéal au moment où l’accident est arrivé... Et le sculpteur y croit ! Très difficile. Surtout la première fois. Après, il sait un peu plus à quoi s’attendre. Très difficile quand même.

Il arrive aussi que le micaschiste croit gagner. Il se fend, fendant par là même le cœur du sculpteur, comme si la pierre était devenue un de ses organes internes. Mais, après avoir examiner la cassure, celui-ci se rend compte que celle-là, pas nette, laisse un autre possible, dessine une autre voie, à laquelle il n’avait pas songé, imposée certes par la pierre - part de hasard -  mais qui est tout aussi intéressante à investiguer que celle qu’il avait suivie auparavant, et c’est donc reparti pour un tour, pif, paf, poum...

Il arrive quand même, loué en soit le ciel ! que le micaschiste n’éclate pas. Ce qui néanmoins ne veut pas dire qu’au dernier moment où on peaufine un nez ou un œil, pan ! un bel éclat ne parte irrémédiablement en vadrouille et laisse totalement désarmé. Sinon, si tant est que tout se passe pour le mieux, sans mauvaise traîtrise du micaschiste, on peut espérer arriver à obtenir de celui-ci ce que l’on en veut. Ce qui, compte tenu de l’aspect imprévisible de la roche, est un plaisir suprême ; et insoupçonnable pour qui ne connaît pas les cuisantes joies cachées du micaschiste !

Ainsi en est-il du micaschiste. On l’aura compris, le micaschiste est caractériel. Ca tombe bien, le sculpteur aussi.

 

 

 

MICASCHISTE 4

Imaginons le meilleur des cas : la pierre se laisserait docilement SNC15402.JPGtoiletter.

La pierre a été choisie pour sa forme et son aspect, parfois pour un détail, évoquant une chevelure, ou une amorce de visage, qui sera la partie qu’on ne touchera pas.

Je laisse toujours une partie naturelle, sans la toucher. Témoin de l’origine ? Pouvoir me comparer à ce sculpteur génial qu’est la nature ? Admiration sans borne pour ce qui est brut ?

La pierre est laissée en observation. Parfois pendant des mois ! Le sculpteur vient l’observer régulièrement.  Jusqu’à savoir exactement ce qu’il veut en obtenir. Mais aussi jusqu’à savoir exactement comment l’obtenir. A tel endroit il va falloir travailler avec tel instrument en attaquant la matière dans telle direction par rapport aux couches, à tel autre endroit avec tel autre instrument dans telle autre direction...

C’est tellement ressassé, répété, qu’il arrive que la sculpture soit achevée en quelques minutes, lorsqu’on tombe sur un morceau de roche ni trop dur ni trop fragile. C’est réellement arrivé ainsi. En quelques minutes. En réalité en quelques minutes de réalisation, mais bien sûr précédée de quelques semaines d’observation quotidienne pendant lesquelles tout s’est joué...

Parfois, la sculpture est réalisée en trois mois. C’est réellement arrivé. Une tête avait été travaillée relativement rapidement, et avait été exposée. Mais ça n’allait pas tout à fait. La rectification a duré trois mois. Trois mois de doute, d’incertitude, de découragement, et finalement de certitude. Trois mois uniquement consacrés, sculpturalement parlant, à cette tête. Quotidiennement. C’est-à-dire, impossible d’entreprendre quoi que ce soit d’autre avant que son problème ne soit résolu.

Mais cela en a valu la peine, puisque cette tête s’est retrouvée parmi les trois exposées dans le Salon d’honneur de l’Hôtel des Invalides en décembre 2000.

 

 

MICASCHISTE 5

Micaschiste, mode d’emploi.

senlis 2007 manuella 8.jpeg

 

D’abord, le sculpteur arrose le micaschiste pour l’attendrir superficiellement. Pourquoi, c’est un mystère, mais c’est ainsi. Les strates sans doute… Il répètera cette action souvent tout au long de l’ouvrage, l’eau ayant aussi l’avantage de débarrasser des éclats

 

 

 et poussières de roche.

Toujours laisser une partie telle que la nature l’a travaillée - une chevelure, un front, les parties saillantes d’un visage - puisque la nature fait si bien les choses, mais aussi de manière à entretenir le doute... En effet, le micaschiste a cette particularité de mêler en des mouvements immobiles, en des graphismes sages ou fous, en des danses figées, ses cristaux blancs de quartz ou beige de feldspath,  ses paillettes ou plaquettes noires de mica. Et les vagues de l’océan, les flux et reflux, ont arrondi, ont usé les formes de manière douce et naturelle. La pierre, de part son aspect brut, de par sa matière même, est déjà belle avant d’être travaillée. Donc toujours laisser une partie naturelle. Comme témoin. Ou plutôt comme référence.

Puis dégrossir et élégir au marteau à pointe fine, au triangle de plâtrier ou au piolet. Élégir est capital : la roche est si dense, si lourde, qu’il convient de prendre soin du dos du sculpteur qui la manie, qui l’installera lors de l’une ou l’autre exposition ! Élégir est un équilibre à trouver entre un poids acceptable et une épaisseur qui ne fragilise pas la sculpture. Dégrossir est une étape fondamentale : là est ébauché à grands coups mûrement ressassés ce que sera la chose terminée. Dégrossir est parfois définitif pour certaines parties : elles ne seront pas retouchées.

Puis peaufiner avec l’un ou l’autre burin et à la massette. A grands coups précis pour dégager une partie de couche. A tout petits coups délicats, pour fignoler un détail sans faire sauter le moindre éclat de couche.

Enfin, particularité ! une fois l’œuvre achevée, marteler la partie sculptée à la massette pour effacer les traces de burin, de manière à ce que la partie travaillée et la partie naturelle aient le même aspect. Ce qui fait que beaucoup de regardeurs disent devant mes micaschistes : « Mais vous l’avez trouvé comme ça ? » Objectif atteint : entretenir le doute. Et ce que je prends pour un grand compliment : arriver au même niveau que cet artiste ultra génial qu’est la nature !

Enfin presque... Sur une superficie juste un tout petit peu plus petite...

 

 

MICASCHISTE 6

Ah, que c’est beau la cuisine d’un sculpteur ! Image10.jpgCuisine-atelier. On a l’atelier qu’on peut.

C’est une petite cuisine, puisque c’est à Paris. Espaces urbains restreints. Mais c’est vraiment petit. Un mètre quatre-vingt-treize sur deux mètres vingt. Une huisserie sans porte à un bout, une fenêtre sur cours à l’autre.

A gauche tout du long, cinquante centimètres d’évier, de paillasse supportant une gazinière à deux feux, de réfrigérateur supportant un micro-ondes. A droite, deux fauteuils en rotin Louis-Philippe autour d’une table sans pieds fixée au mur, une étagère étroite allant du sol au plafond, étagère à mini cha»ne hi-fi, CD, bouquins. Le reste suspendu aux murs.

Reste au milieu un passage, étroit pour Oliver Hardy, large pour ma personne. Byzance. Je peux y déposer une pierre sur des vieux journaux sur le vieux carrelage, l’y tailler aux heures où les voisins compréhensifs font leurs emplettes.

J’ai des voisins formidables, les meilleurs du monde. Jamais ils ne m’ont fait la moindre remarque désobligeante. Juste parfois un « Vous préparez une exposition en ce moment ? « ou un « Tiens, je t’ai entendu sculpter l’autre jour !»

Pourtant, j’en fais, du bruit ! Fermeture de toutes les portes et de toutes les fenêtres. Du Thelonius Monk, ou du Scorpion, ou du Nusrat Fateh Ali Khan, ou du Alban Berg, bien fort. Pif ! paf ! pouf ! clang ! bing ! bang !

Ca, c’était ma cuisine avant. Après, c’est un peu différent. Ma cuisine a soudainement pris des allures de grève bretonne avant la marée. Des éclats jonchent le sol, à tel point parfois que le vieux carrelage disparaît. Poussières de roches, sables, gravillons, cailloutis, pierres... Des éclats sont passés sans demander la permission par l’huisserie sans porte et squattent l’entrée. Des éclats ont sauté sur la paillasse, le réfrigérateur, l’étagère, les fauteuils... Bref, il y en a partout. Y compris dans mes cils, mes sourcils, mes cheveux, mes vêtements...

Le tout doit plutôt avoir des allures d’après-ouragan. D’après-bombardement. D’après éruption volcanique. Sinistré. L’essentiel, c’est qu’aucune femme n’arrive à ce moment. Sinon ma cote en prendrait un sale coup.  La femme, avec sa passion prioritaire du ménage impeccable.

© Michel Cand

 

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