24.06.2011
PETITS MARBRES
Les Petits marbres, comme les a nommés le merveilleux photographe Patrice Bouvier, c'est encore une pure folie...
Quand un petit marbre rencontre un autre petit marbre, cela donne une conversation. Conversation à deux petits marbres. Conversation à trois petits marbres quand un autre petit marbre s'y invite. Et ainsi de suite... Conversation de marbre qu'a chanté le philosophe poète, Bernard Lefort.
...Extraits de SCULPTER
PAVES 1
Je passais par hasard comme on dit par la rue Montorgueuil.
Chantier au milieu de la rue : palissades, ouvriers affairés, matériaux en tas, gravas, chaussée éventrée. Tiens, ils repavent la rue ! Ce qui était original, c’est qu’elle devenait, derrière l’avancée des travaux, presque blanche.
Je jette un coup d’œil au tas de nouveaux pavés blancs : étonnamment beaux ! Je me suis souvenu en avoir vu et admiré des comme ça en guise de décoration dans la vitrine d’un magasin de prêt-à-porter de la rue du Poteau. Je m’étais demandé où ils avaient bien pu se procurer des pavés d’une telle qualité.
Un morceau traînait sous la palissade à côté de mon pied ; je le ramasse. De près, il était encore plus magnifique. Le haut et le bas, grossièrement sciés, étaient ternes. Par contre, les quatre côtés, obtenus par brisure, et donc d’aspect irrégulier, révélaient des cristaux d’une rare finesse et d’une grande discrétion dans leur éclat doux, qui faisait que l’œil les recherchait pour les voir jouer avec la lumière. Mais qu’est-ce donc que cette pierre ?
Et dire que c’était une des faces grossièrement sciées et ternes qui étaient placée de manière à former la partie visible de la chaussée ! Cela donnait une chaussée blanchâtre, vaguement laiteuse, terne, vouée aux pires salissures. Alors que la partie magnifique demeurait cachée!
Je regarde l’ouvrier travailler. S’il doit placer un pavé trop gros dans un espace trop étroit pour lui, il le rogne net d’un geste sûr d’un seul coup de masse. Quel savoir faire ! Je passe par dessus la palissade, je demande à l’ouvrier si je peux en prendre trois ou quatre. Il devait avoir l’habitude de ce genre de question, puisqu’il me répond : « Oui, pas plus ! » D’ailleurs, depuis, j’en ai effectivement vu pas mal dans des vitrines, sur une scène de théâtre, même chez des particuliers.
J’en pris huit. De quoi faire un minimum d’essais. Je savais bien sûr que ces pavés pourraient servir de socles, certes. Mais pas de socle pour une pierre d’une autre couleur. Ce qui les éteindrait complètement. Mais pourquoi pas de socle pour eux-mêmes.
A peine arrivé : cuisine (mon atelier !). Marteau. Coups de marteau directement sur la pierre ; arrêt ; ce n’est pas encore cela... Coups de marteau ; je retourne ; coups de marteau ; le visage commence à apparaître... Coups de marteau ; je m’arrête ; un état d’âme...
Je le pose sur un autre pavé. Le pavé sur pavé devient sculpture sur socle. Ca fonctionne. A approfondir, néanmoins.
Une sournoise décision prend alors forme dans ma cervelle minéralisée : il faut rendre cette pierre à la sculpture...
PAVES 2
Retour dans le quartier du Sentier.
Une des ruelles proches de la rue Montorgueil est entièrement pavée de blanchâtre. L’effet est effectivement terne, surtout quand on connaît la potentialité de la pierre. Cela a néanmoins une conséquence inattendue : la mise en valeur des granites gris des rebords de trottoirs ! De plus, par plaques, à deux endroits de la chaussée, quelques pavés étaient comme effondrés sur eux-mêmes. Il était évident qu’ils n’avaient pas supporté la charge d’un camion de livraison.
Cette pierre n’était décidément pas faite pour le pavement des rues. Les rendre à la sculpture ! Repérage.
Un tas de morceaux de pavés cassés par l’ouvrier, ou de pavés ébréchés, impropres au pavement pour une raison ou pour une autre, mêlés à du sable et divers matériaux et détritus, le tout destiné aux poubelles de chantier… Revenir de nuit...
Je revins en prélever ainsi sous le couvert de l’obscurité délicieuse du mois d’août, quinze à vingt à chaque fois, ce que je pouvais porter, repartant, douloureux, le sac lourd, par le métro. Presque tous les soirs. En plus, à cette époque, je relevais à peine d’un lumbago contracté pour avoir ramené un petit peu trop de micaschistes de Bretagne... dans mon sac à dos... par le train ! J’étais bien conscient que le caractère urgent et impératif de la chose était totalement déraisonnable et irraisonné. Mais, que veux-tu y faire ? C’est aussi cela les exigences de l’art ! Comme quoi parfois on a l’impression de comprendre que Félix Bartholdi se soit suicidé parce qu’on lui a fait remarquer qu’une seule chose manquait à son Lion de Belfort : la langue !
Et le lendemain, accroupi dans la cuisine avec le lumbago qui tirait terriblement, marteau... Coups de marteau ; je regarde ; coups de marteau ; je retourne ; re-coups de marteau...
Il faut croire qu’il doit y avoir de ces nécessités urgentes totalement absurdes... Réaliser l’idée que l’on a dans la tête. La rendre visible. Avant toute chose. Quoiqu’il arrive.
Il doit leur manquer une case, à ces artistes.
PETITS MARBRES 1
Cuisine. Pavés. Marteau. Coups de marteau ; ce n’est pas encore cela... Coups de marteau, de ce côté-ci et de ce côté-là... Une direction se dessine...
Coups de marteau ; changement d’angle ; coups de marteau ; autre changement d’angle ; coups de marteau ; cela prend tournure ; coups de marteau ; presque ; coups de marteau... Stop ! Surtout ne plus toucher à rien du tout !
Ce n’est pas lorsqu’une tête apparaît que je m’arrête, c’est lorsqu’un état d’âme surgit. Comme si la pierre devenait soudainement vivante. Alors je ne peux plus la frapper.
J’en fit d’abord quatre. Quatre états d’âme. Ce sont des têtes, certes, mais sans yeux. Pourquoi sans yeux ? Quatre. Ca ne suffit pas. Ce n’est pas qu’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes. C’est qu’ils ont besoin d’être en nombre. Pour avoir un sens. Mais quel sens ?
Dix. Cinquante. Cinquante états d’âme sans yeux qui m’entourent. Encore insuffisant. Cent. Toujours insuffisant. Je ne sais pas pourquoi. Le poète grec Yannis Ritsos a écrit : « Il y a certains vers - parfois des poèmes entiers - / moi-même je ne sais pas ce qu’ils veulent dire, / Ce que je ne sais pas / me retient encore. Et toi tu as raison d’interroger. / N’interroge pas. / Je te dis que je ne sais pas...
Entre temps j’apprends qu’il s’agit de marbre de Carrare ! La pierre de Michel-Ange et de Coustou ! Je n’avais pas reconnu le fameux marbre de Carrare parce que Michel-Ange, Coustou, Phidias, Coysevox et tous les autres sculpteurs qui l’ont utilisé le polissait ; et ainsi les cristaux, sans complètement disparaître, étaient considérablement atténués. Le fameux aspect laiteux.
Alors que je procède de manière particulière, par cassures successives, uniquement au marteau, en ayant soin de ne laisser aucune trace de l’instrument, contrairement à Michel-Ange, Coustou, Phidias. Ce qui respecte complètement le grain cristallin, ce qui garde intégralement son doux éclat.
Du marbre de Carrare. Le fin du fin de la pierre à sculpter. Voué aux semelles des chaussures, aux crottes des chiens, aux pneus des camions ?
Rendre impérativement le marbre de Carrare à la sculpture !
PETITS MARBRES 2
Et voici qu’arrive le 1er septembre. Hier encore, le métro du mois d’août était désert. Soudainement il est plein à craquer.
Des têtes immobiles, muettes, qui ne se regardent pas, qui évitent les regards, comme si elles n’avaient pas d’yeux... Le petit jeu bien parisien qui consiste à regarder sans être vu, et quand on sent un regard scrutateur sur soi, regarder celui qui regarde, alors immanquablement le regard gêneur se détourne, et vaque distraitement ailleurs... Et parfois, le regard s’arrête sur quelqu’un qui retient l’attention ; pourquoi ? Et on croit y lire un état d’âme, qu’on aurait vécu à une certaine époque... Et bien sûr c’est totalement subjectif, c’est soi-même qui projette sur l’autre un de ses propres registres de sentiments, refoulés par l’action de la vie peut-être, un de ses états d’âme, polarisé sur simplement une complexion de visage, ou une réflexion fugitive, ou l’ennui patient, ou une expression particulière, jusqu’à ce que le regard de ce dernier détourne celui de l’observateur...
C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que je faisais sans le savoir. Des têtes innombrables, croisées dans le métro, dans les escalators en sens inverse, dans les rues, dans les magasins... Mes cent cinquante états d’âme…
Ce que je faisais sans le savoir, je dressais le portrait de mon environnement de Parisien de la fin du XXème siècle : des gens innombrables, inconnus, habituels, avec leurs visages qui ne regardent pas, muets, anonymes, sans cesse remplacés par de nouveaux, apparemment indifférents, sensibles... États d’âmes énigmatiques, familiers, indéterminés, fascinants...
J’en fis ainsi deux cent trente. Alors qu’il y a deux millions de Parisiens ! Sans compter les banlieusards qui y travaillent ! Et les touristes ! Il m’en reste beaucoup à faire ! J’ai des réserves de pavés de marbres de Carrare. Peut-être pas suffisamment.
Dites-moi où on pave des rues en marbre de Carrare... C’est pour la bonne cause : c’est pour l’art !
Casser des pavés. Pas à Cayenne. A Paris.
PETITS MARBRES 3
Et pourquoi pas de la sculpture populaire ? De la sculpture populaire, c’est de la sculpture accessible. De la sculpture accessible, c’est de la sculpture pas chère. Car la sculpture n’est pas accessible. Qui peut s’offrir une sculpture ? La sculpture est bien trop chère. La sculpture doit-elle être réservée aux élites financières ? Pourquoi ?
Mais un autre problème se pose, et il est de taille : la sculpture pas chère est-elle crédible ? Si ce n’est pas cher, est-ce que cela a de la valeur ? Serait-ce bradé, soldé, parce que cela n’a pas trouvé preneur ? Il n’est pas logique que la sculpture soit bon marché. Il doit bien y avoir une raison à cela, il doit y avoir un vice. Il est impossible que la sculpture soit bon marché ! Et pourquoi pas ?
D’autant que ces sculptures en pavés de marbre de Carrare ne fonctionnent que par trois, ou quatre, ou cinq. Ou plus. Conversations de l’un à l’autre. Toujours cette idée de groupe, sinon de foule.
Une telle les fait converser à trois dans un coin de bureau. Un autre rythme son dessus de radiateur avec quatre. Jean-Claude a fait une étonnante pyramide avec neuf. D’ailleurs je les ai intitulé Conversations.
Et pourquoi est-ce que trois, ou quatre, ou cinq sculptures en marbre de Carrare ne seraient pas accessibles à tous ? Pour la cote personnelle ? Pour que l’art soit une aristocratie ? Pour que l’art puisse continuer à être un marché juteux ? Pour qui ?
Le seul contre-argument serait : pour permettre à l’artiste d’en vivre. Mais cet argument ne tient pas si l’on considère que la sculpture bon marché se vend plus facilement. Comme les petits pains se vendent plus facilement que les parfums de luxe. Et, comme les réaliser est une partie de plaisir...
Partie de plaisir anxieuse quand même... Jamais sûr de ce qui va sortir. Jamais sûr que ce sera bon.
De toute façon, rien ne vaut la beauté de cette utopie : de la sculpture accessible. Pour tous. Même en marbre de Carrare.
© Michel Cand
14:41 Publié dans Sculpture... MARBRES | Tags : michel cand, patrice bouvier, petit marbre, marbre de carrare, pavé | Lien permanent | Commentaires (1)